Des yeux grands ouverts. D'immenses yeux, deux orbes bleu délavé. Une flamme livide qui y brûle –ou plutôt s'y meure perpétuellement.
Une fêlure dans le dôme. Elle s'étend, le verre épais craque.
Les grosses chaînes rouillées qui traînent au sol s'agitent, cliquètent, se tordent comme des serpents bruns sombres au sifflement aigus. Elles se brisent.
La fêlure s'étend encore. Bris du verre. Comme si le Ciel se déchirait. Et lui le contemple, abasourdi.
Sans que ses muscles ne tentent le moindre effort, le corps gisant dans le fauteuil antique se lève. Ses vêtements blancs sont déchirés, et le col est tâché de brun. Tâché d'un sang vieux de deux siècles et demi.
Sa tête dodeline, ses pieds ne touchent pas le sol. Ses cheveux sont blancs, longs, immensément longs. Ils flottent dans l'air comme ils l'auraient fait dans l'eau.
Un fantôme. Un fantôme blanc, avec ses débris de chaînes mordant ses poignets d'enfant. Eveil, éveil après un si long cauchemar.
Où êtes-vous?Il n'entend plus rien. Ces voix familières qui lui tenaient compagnie, pourquoi se sont-elles tuent?
Anu, répondez-moi!Nulle réponse ne vient, car ce n'est pas nécessaire. Il sait. Maintenant, il sait.
Lentement, sa bouche s'ouvre. Ses lèvres blanches, craquelées, s'écartent. Un cri qui veut éclater dans une gorge morte. Un hurlement muet. Terreur. Egarement.
Pourquoi?
Pourquoi ne suis-je pas mort?!Il se souvient de l'éclat froid de la lame. L'éclat froid dans les yeux de ce jeune noble haineux.
Ce n'est pas ma faute. Sa gorge fendue, son sang répandu. Le silence ensuite. L'éternité d'une souffrance, d'une mort sans délivrance.
Combien de temps est-il resté à agoniser, à observer les remous grisâtres du ciel tourmenté…?
Où êtes-vous?Diem, Icare, Myu…je ne vous entends plus. Azae, Périca, pourquoi ce silence?
Ne me laissez pas seul…
Par pitié…La petite porte donnant sur un étroit balcon ceinturant le dernier étage vole en éclats. Le vent glacé s'engouffre dans la pièce maudite. Il fixe l'extérieur de ses grands yeux. Des yeux qui s'emplissent de larmes.
Ne me laissez pas seul…Chute. Il se laisse tomber comme un ange sans ailes.
Il sait qu'il doit partir. Les Etoiles l'attendent. Il doit les mener vers la Réunion…sauver ceux qui peuvent être encore sauvés. Il tombe longtemps, le monde tourbillonne au-dessous de lui.
Nika avait-elle le vertige lorsqu'elle volait…?Au lieu de se briser contre le sol, il atterrit avec la légèreté d'une plume blanche. Son expression est impénétrable, à la fois pensive, perdue, tourmentée. Il regarde autour de lui. Comme Tsel a changé…Il y a toujours les même bâtiments, mais tout est beaucoup plus vieux, plus sombre, plus propre aussi.
Egaré, il se sent si profondément égaré dans la ville qui l'a vu naître. Ses larmes redoublent d'intensité, et il n'y peut rien.
Il n'y a pas d'Etoiles ici. Elles sont ailleurs…il doit les trouver.
Seul…Non, jamais plus ça…La fantomatique silhouette se dirige vers le Rempart. Elle flotte, nimbée de son ondoyante chevelure blanche, ses yeux perdus dans le vide. Les chaînes à ses poignets tintent lourdement, des maillons rouillés s'effritent et finissent par tomber au sol.
Sur son passage, de rares serviteurs poussent des cris d'effroi et s'enfuient à toutes jambes. Un fantôme, disent-il. Eliel n'y prête pas attention, il contemple pensivement la ligne grise dessinée par le grand mur d'enceinte.
"HALTE!"
Un homme armé se précipite au milieu de la voie, face à lui. Il tient une arme braquée sur lui. Il est vêtu de rouge et le noir, et ces vêtements, Eliel ne les reconnaît que trop bien…
La peur peint son visage –une peur d'enfant, une terreur muette et terrible. La Milice. Le hangar, les scientifiques. Cette plaie rouge et béante sur le doux visage de Diem. Violence. Terreur. Mort.
Non, non, pas ça!Le milicien tire.
Non! Eliel fixe la balle, et celle-ci se fige dans les airs, à quelques centimètre à peine de son visage. Interloqué, il penche légèrement la tête de côté et aussitôt, le projectile tombe au sol dans un tintement sourd.
Il relève les yeux vers le soldat. Etrangement, il est conscient qu'il pourrait le tuer. Juste en liant quelques secondes son esprit au sien. Il sait qu'il peut tuer aussi facilement qu'il peut le penser.
Un gémissement à peine articulé roule dans sa gorge. Il n'est pas un meurtrier! Il porte les mains à son visage baigné de larmes. Le gémissement devient cri –un cri à peine humain-, et c'est une onde de choc, telle une soudaine rafale de vent, qui balaye le Milicien hors de son chemin. Et Eliel reprend sa traversée plus vite encore, désemparé, plus perdu que jamais.
Qu'est-ce qui m'arrive?Pourquoi avait-il fait cette promesse? Pourquoi avoir écouté le souhait de ce vieil homme? A présent, il est chevillé à ce monde quoi qu'il arrive. Il est chevillé à Tsel et son sombre destin.
Il ne peut pas mourir. Pourtant rien de lui dispense de souffrir…il a connu mille morts dans son emprisonnement. Mort de faim, mort de froid, mort de douleur. Mais surtout, mort de chagrin.
Passer le rempart n'est pas une difficulté: il s'élève, découvre avec des yeux effarés les tristes buildings de la Ville Basse. Misère. Souffrance. Mutisme. Rien ne semble avoir évolué depuis le Cataclysme...
Il redescend. Ses pieds nus touchent à peine le sol gris et poussiéreux; il se sent perdu.
Sa maison avait été détruite par un tremblement de terre, lorsqu'il avait cinq ans…il se souvenait avoir passé les sept interminables années du déluge dans un vaste immeuble, avec d'autres familles sans-abri.
Il n'avait plus de chez-lui.
Combien de temps…combien de temps suis-je resté là-haut…?Il regarde autour de lui, las, fatigué par sa traversée de la Ville Haute. Son regard accroche alors une silhouette immobile, voilée par l'ombre d'un immeuble en ruine, qui lui présente son dos. Ces cheveux ondulés, ces vêtements…
Lalit!Un sourire se démène pour étirer les lèvres blanches de l'Etoile du Verseau. Ses mains s'élèvent comme des colombes tremblantes et fragiles, il titube, mais il avance tout de même.
"L…"Il cherche à articuler; en vain. Sa bouche s'ouvre, se referme, frémit, mais aucun son distinct d'en sort. Mais ce n'est pas grave: il est tellement heureux d'avoir retrouvé l'un de ses amis qu'il en oublie même la souffrance physique d'induit chaque pas vers l'Etoile des Gémeaux.
"La…l…"Il s'approche, enfin. Sa main se tend –cette main diaphane, aux doigts arachnéens, aux poignets meurtries par les fers...est-ce vraiment sa main?-, elle se tend et vient de poser avec douceur sur l'épaule de Lalit.
Il sourit. Eliel sourit autant qu'il le peut, et ses larmes n'en sont que plus nombreuses. Il est si heureux, si soulagé de ne plus être seul. Il avait cru un moment qu'il était perdu dans une époque qui n'était pas la sienne…Car y a-t-il vraiment quelque chose de pire que la solitude en ce monde…?
Lalit se retourne. Eliel croise ces yeux gris et fixe, ses yeux sans vie, mornes comme deux lunes jumelles. Sa main se rétracte avec effroi. Mouvement de recul. Ses interminables cheveux ruissèlent autour de lui, et dessinent des arabesques sur le sol.
Lalit…?L'Elef le fixe. Rien ne perturbe un Elef, d'ordinaire, sinon les ordres d'un Isthar. Pourtant, il s'est bel et bien retourné de son propre chef. Et c'est de son propre chef qu'il dévisage avec insistance Eliel, le visage lisse de toute émotion.
Ce n'est pas Lalit. Lalit était un enfant qui riait tout le temps, presque pour rien. Lalit était un tendre agité, celui qui apportait les sourires et soutirait les embrassades. Lalit ne l'aurait jamais regardé ainsi.
Pas aussi durement, comme on regarde un fautif, un coupable. Un meurtrier.
Eliel grimace de douleur, enfoui son visage entre ses mains agitées de spasmes nerveux en pleurant de plus belle.
Mais oui, tu ne te souviens pas? Pendant les dernières semaines de sa vie, Lalit n'a eut de cesse de vouloir de tuer. Tu te souviens de ses jolies mains serrées autour de ton cou, non? Tu te souviens de ses yeux, et de son hurlement dément, n'est-ce pas? Comment oublier...
Lalit était devenu fou. Fou parce qu'on avait tué son frère, sa moitié, celui qu'il aimait le plus en ce monde en ruines. Hagen n'était plus, alors Lalit était mort avec lui, il n'en était resté qu'un coquillage empli de cauchemars. C'est lui qui a gravé sur le mur du Gigunû ces paroles que tu as mis deux siècles à comprendre…
Lui qui voyait le futur, qui pouvait prédire l'avenir…avait-il vu ton destin, était-ce pour cela qu'il avait voulu te tuer, pour t'éviter ces siècles de souffrance?
Lalit est mort.
Lalit est devenu les Elefs.
Non, non, Eliel, tu n'es pas seul. Rassures-toi.
Tu es entouré de spectres."Où est-il?"
Eliel cligne des yeux, et relève la tête de stupeur. L'Elef en face de lui vient d'ouvrir sa bouche de poupée, et une voix atone vient de s'en échapper. Il finit par répéter d'un ton égal, comme on abat un couperet:
"Où est-il?"
Eli ne comprend pas. Il est désarçonné, incapable de faire autre chose que pleurer et sangloter douloureusement. Il ne peut pas soutenir le regard de l'Elef –il est trop dur, trop froid...
"Où est-il?"
"J…Je…n…s…pas…!"Ses mains s'enlisent sans sa chevelure, son dos ploie sous le poids trop lourd de son âme. Il se recroqueville au sol. Comme un enfant apeuré.
Non, il ne sait pas où est Hagen. Il ne peut lui rendre ce frère perdu. Il n'a rien pu faire. Il n'a pas sauvé leurs vies. Il n'a pas su comment faire. Comment protéger ceux qu'il aimait.
Et il n'a rien fait, rien qui puisse justifier qu'il ait survécu, lui, et pas les autres. C'est injuste. Trop injuste.
"Où est-il?"
Deux Elefs l'entourent à présent. Puis trois. Cinq. Onze. Trente-deux. Et ces même mots. Et cette larme unique qui coulait sur leurs joues androgynes, qui traçait un sillon le long de leurs visages.
Assez…!"P…pa…p…par…d…on…"Eliel sent son corps vacille comme une fragile flamme de bougie. Il tombe, comme le corps d'une marionnette dont on aurait soudainement coupé les fils. Il laisse ses yeux brûler, et fixer ce ciel gris comme sa peine. Et les visages des Elefs qui forment un cercle parfait autour de lui.
Oh oui. Implorer leur pardon pour les avoir abandonnés; Diem, Hagen, Lalit, Nika, Myriam, Marcus, Azae, Icare, Perica, Myu, Freya, Andréa…Tant de prénoms, trop de prénoms pour trop de culpabilité.
Ses yeux se ferment lentement. Il entrevoit une silhouette se pencher vers lui, tandis que les Elefs s'en vont tels des fantômes. Une main se pose sur son épaule, mais il est déjà loin dans les limbes de l'inconscience.
Pardon, pardon, mille fois pardon. Pardon d'avoir faillit à mon devoir d'Etoile. Pardonnez-moi, je vous en prie.
Le Ciel m'a laissé une seconde chance. Jamais, jamais plus cela ne se produira. L'histoire ne doit pas répéter, pas maintenant que l'Espoir scintille de nouveau.
Mais s'il vous plaît…pardonnez-moi.